Vendredi soir. La fin de la semaine. Je vais pouvoir souffler. Normalement demain soir nous sommes invités à une pendaison de crémaillère chez des amis de mon compagnon, j'y ai pensé toute la semaine, mais j'ai bon espoir que mon cherétendre ait oublié puisqu'il n'en a pas parlé une seule fois... Ce serait le scénario idéal, j'exècre ce genre d'évènements sociaux informels pour lesquels il n'y a aucun script. Je me sens en marge du reste de l'assistance, et si je parviens à faire péniblement illusion, c'est au prix de nombreux efforts. Cela me renvoie en pleine figure ma différence.
Nous nous installons dans le canapé. Son portable vibre. Rappel : "crémaillère".
"- Oh merde, la crémaillère de Josette c'est demain, j'avais complètement oublié!"
Oh merde, comme tu dis. Je feins la surprise également :
"- Ah oui, moi aussi j'avais complètement oublié. Bon je te préviens, je ne vais pas rester longtemps."
Au moins c'est dit. Je ne vais pas rester longtemps. Le principal, c'est d'y aller, non? Le principal, c'est de faire l'effort de venir. Dans la foulée, il reçoit un texto d'un de ses amis qui lui demande s'il vient à la fameuse crémaillère. Il répond "Je ne sais pas encore, je suis malade". Nous en restons là.
Le lendemain matin, dans la salle de bain. Lui:
"- Je ne sais pas quoi faire pour ce soir.
- Comment ça?
- Je ne sais pas si on va y aller ou pas.
- Pourquoi? Tu ne te sens pas mieux?
- Si si, ça va. Si j'ai dit à Max que j'étais malade, c'était surtout au cas où nous n'irions pas.
- Pourquoi tu ne voudrais pas y aller alors? Il y aura tous tes amis, ça te fera du bien de les voir.
- Oui mais tu vas encore être la première à partir."
Et oui, je vais encore être la première à partir, et évidemment, cela va être mal perçu. Je précise que je comprends la réaction de mon compagnon. Il est sensible à l'opinion de ses amis, ce qui est bien normal. Tout le monde voudrait que son/sa moitié soit parfaitement accepté(e) par son entourage. Je comprends également la réaction de ses amis, qui, ne pouvant pas comprendre mon comportement, inventent, dans un souci de rationalisation, tout un tas de raisons pour le justifier : associable, bizarre, froide, hautaine... Rien d'étonnant, nous l'avons tous déjà fait au moins une fois : que celui qui ne sente pas concerné jette la première pierre! La nature (humaine) ayant horreur du vide, il est normal que nous cherchions à expliquer ce que nous ne parvenons pas à comprendre, avec plus ou moins de succès. Ce comportement est à ce point répandu qu'il a même été conceptualisé en psychologie. Il s'agit de "l'attribution causale". (Je ne vais pas rentrer dans les détails de la théorie, mais je trouvais simplement intéressant de le signaler, d'autant que le hasard veut que ce concept m'ait été enseigné peu de temps après l'épisode que je relate ici... La vie est bien faite.)
Donc, pour en revenir à nos moutons : je comprends.
Mais Dieu que ça fait mal.
J'étais toute contente à l'idée de me dire que j'allais y aller 2h, de 20h à 22h (très important d'avoir un cadre et une limite horaire!), prouvant ainsi à mon cherétendre que j'étais cap', me le prouvant à moi-même, tout en me préservant et en m'évitant une fatigue que j'aurais pu traîner des jours durant si j'étais restée plus longtemps. Où est le problème? Ca n'est pas un manque de respect que de partir tôt! Venir, picoler comme un trou, draguer toute l'assemblée, vomir sur la table et étaler son vomi partout dans l'appartement de ses hôtes dans un souci de création artistique (je suis sûre qu'on a déjà vendu des toiles avec du vomi dessus, mais fermons la parenthèse), ça oui, c'est un manque de respect. Mais partir tôt?! N'a-t-on pas le droit d'être différent? N'a-t-on pas le droit d'être mal à l'aise dans certaines situations? N'a-t-on pas le droit d'être soi-même?
Pourquoi les gens se vexeraient-ils? Parce que je ne rentre pas dans le moule? Parce qu'ils ne me comprennent pas et que cela les agace? Parce qu'ils ont préparé des petits fours et qu'il va leur en rester sur les bras? Parce que je ne bois pas d’alcool ? Pardon d’être rabat-joie et contrariante. Pardon de venir perturber l’image, lisse, que vous aimeriez que je renvoie et qui vous permettrait de rester attachés à vos précieuses habitudes. Je ne fais pourtant rien de mal, j'essaye au contraire d'être quelqu'un de bien, au jour le jour. Mais voilà, je ne suis pas désirable socialement, je ne participe pas à la bonne ambiance de la soirée, je ne rayonne pas au milieu des autres (j’irradie plutôt des ondes négatives !) et cette indésirabilité sociale, même justifiée, sera toujours mal vue. C’est la pire des tares dans une société telle que la nôtre, car si vous n’existez pas au milieu des autres, vous n’existez pas. (Mon cher Shakespeare selon moi la vraie question serait plutôt «Etre parmi les autres ou ne pas être») Votre personnalité aura beau être riche, votre moralité irréprochable, vos qualités indénombrables…. Qu’importe. Sans désirabilité sociale, point de salut.
Nous avons beaucoup discuté mon compagnon et moi, et j'ai fini par me décourager totalement et me dire qu'il valait mieux que je ne vienne pas du tout. Après tout, si je fais l'effort de venir 2h et que cela est mal perçu, à quoi bon? Autant inventer une excuse et ne pas venir du tout, non? Alors que lui était arrivé à la conclusion "Ok, tu viens 2h, et qui vivra verra", moi je suis arrivée à la conclusion "Peu importe ce que je peux faire, peu importe les efforts fournis, cela ne sera jamais assez. Autant ne pas venir." Je me suis donc retrouvée en larmes, à me dire que je n'étais qu'une merde (oui, l'auto apitoiement est dans ces cas-là assez intense), que la vie était injuste, que si les gens avaient conscience de ce que je vivais, plutôt que de me juger ils me couvriraient de pétales de fleurs et me proposeraient de se relayer pour me masser les pieds H24 (on peut rêver, non?).
C'est si dur, parfois. Mon hyperadaptation est à double tranchant, c'est une chance qui me porte la poisse : elle me permet de passer inaperçue mais d'un autre côté lorsque je manifeste des comportements bizarres les gens ne peuvent pas les interpréter correctement.
Je ne suis même pas sûre qu'en expliquant ce qu'est le syndrome, les choses soient différentes. Je serai toujours le vilain petit canard qui sera prié de se justifier, et il y aura toujours des personnes qui elles ne se feront pas prier pour douter de moi!
Mon compagnon est donc parti seul à sa soirée, il a dit à ses amis que j'étais malade (c'est à peu près le 3748è fois qu'on utilise cette excuse) et je suis restée devant la télé avec ma tribu (chats, chien, on s'est tous tenu chaud sur le canapé). C'est un grand sentiment de solitude qui m'envahit dans ces cas-là. Comment faire? Comment savoir quel comportement adopter? Y aller? Ne pas y aller? Mentir? Expliquer?
Je n'ai pas voulu cette différence mais elle m'habite depuis toujours et je fais de mon mieux pour l'assumer et cultiver ma confiance en moi. Je préfère penser que c'est une richesse et que mes qualités compensent les aspects négatifs du syndrome. Mais dans ces cas-là, quand je suis face à ce type de situations, tout s'effondre comme un château de cartes, et je ne suis plus qu'un mouton noir qui ne pourra jamais faire partie du troupeau.
Photo de Rich Byham - "A step too far" - Flickr